Jeudi 3 février 2022

Picture

Jesmark Scicluna sur son Luzzu, bateau de pêche traditionnelle maltais.

Image extraite du film.

Sous la houle de la pêche industrielle


ACTU,

Du 9 au 11 février prochain, le One Ocean Summit se tiendra à Brest, sur la côte ouest de la France. Ce sommet international de l’océan a pour objectif de lutter contre la pêche illégale et le braconnage en haute mer.


FILM,

Ces deux thématiques sont abordées dans Luzzu sortit au cinéma le 29 janvier 2021.


INTERVENANT,

La rédaction de Contre.Champ a interrogé un expert en la matière, un scientifique français spécialisé en biologie océanographique.

Dans le décor azur de Malte peu souvent mis à l’écran, le réalisateur Alex Camilleri nous place au plus près des problématiques liées à la pêche. Des enjeux économiques, écologiques, culturels et sociaux sont au cœur de cette activité en pleine mutation.

Le scientifique que nous avons interviewé travaille actuellement sur un projet européen et souhaite rester anonyme. Nous l’appellerons donc Guillaume.


Avec Luzzu, le réalisateur américano-maltais nous plonge dans le quotidien d’un jeune pêcheur père de famille. L’acteur non professionnel Jesmark Scicluna tente de faire survivre Luzzu, son bateau de pêche traditionnel mal en point, que sa famille se lègue de génération en génération. Attaché à une pêche respectueuse et artisanale, notre héros peine à en vivre. La situation se complique lorsqu’il se retrouve face aux dépenses liées à la maladie de son fils. Commence alors un combat contre la tentation de rejoindre le marché noir ou un grand chalutier industriel européen. Reste à savoir quel est le pire.


Ce drame néo-réaliste italien captive et alerte. Juste mélange entre expression artistique et démarche éthique, les 1h35 de film amène à se questionner sur la gestion des ressources halieutiques aux portes de notre continent.


La politique commune de la pêche de l’Union Européenne existe depuis 1983.


Elle tente de conjuguer l’exploitation durable des ressources, le maintien de la biodiversité marine et l’assurance d’un revenu décent aux professionnels du secteur. La pratique est tout autre selon Guillaume.


« Bien sûr on a été exploiter des ressources qui étaient déjà surexploitées »


La problématique réside dans le mode de gouvernance adopté par l’Union Européenne. « L’Europe cherche à nourrir sa population à moindre frais » nous affirme d’entrée de jeu Guillaume pour illustrer la prééminence des intérêts économiques. « Elle va donc piller les ressources ailleurs puisqu’elle n’a pas toujours bien géré les siennes ».


Selon les accords, l’UE est censée exploiter le surplus, autrement dit le quota de ressources non utilisé par les flottes nationales. Dans les faits, le mot pillage semble le plus approprié. Il avance avec évidence que « bien sûr on a été exploiter des ressources qui étaient déjà surexploitées ».


Jesmark Scicluna fait directement face à cette pénurie de ressources. La mer méditerranée détient le record mondial de surexploitation. Avec 95% des espèces surexploitées, l’offre ne permet plus de faire face à la demande des consommateurs. Certains pêcheurs, que Jesmark méprise et envie à la fois, sont alors amenés à se tourner vers le marché noir.


Cette thématique environnementale, économique et vitale pour certain amène à se questionner sur l’avenir des petits pêcheurs maltais.


Selon Guillaume, la surexploitation est en premier lieu imputable au consommateur. « Les gens veulent du poisson pas cher, quand les prix montent ça gueule » dénonce-t-il avant d’ajouter que l’UE adopte cette stratégie éthiquement discutable « pour avoir du poisson pas cher et assurer une protéine de qualité aux européens ». Sur les marchés de la ville, Jesmark Scicluna fait directement face au problème des prix. Face aux trouvailles du marché noir et aux énormes stocks des chalutiers, il se voit contraint de brader ses poissons pour en tirer quelques pièces.


« On vous fait croire que c’est protégé mais ça ne l’est pas »


Son métier place quotidiennement Jesmark Scicluna face à sa conscience personnelle. En mer, lorsqu’il pêche accidentellement un espadon, la tentation de le garder est grande. Ce poisson certes protégé mais déjà mort permettrait de surmonter quelques jours ses difficultés financières. Guillaume précise que cette capture de prises accessoires appelée bycatch est très commune « C’est des systèmes où on vous dit qu’il y a beaucoup de contrôle mais les contrôles sont très difficiles à faire en mer. Par exemple, quand les Espagnols pêchent le merlu profond au Sénégal, il y a plein de prises accessoires. Personne ne sait combien ils pêchent de lottes et d’autres poissons de grande valeur » souligne-t-il, avant de renchérir que « Il y a des tailles limites mais tout le monde s’en moque. On vous fait croire que c’est protégé mais ça ne l’est pas. Tout est alarmant. Et puis si on parle de régulation c’est la guerre. »


Dans les faits, beaucoup de choses sont faites « à l’arrache », selon l’expression utilisée par le scientifique pour éviter de parler d’illégalité.


Une illégalité pourtant bien présente, notamment dans la technique de camouflage utilisée par l’Union Européenne. Des navires opèrent pour son compte en pêchant derrière le pavillon d’un pays étranger. Ainsi, elle sort des accords légaux signés et est libre de ne respecter aucune restriction.


« Il y a plein de bonnes intentions au niveau européen » affirme néanmoins Guillaume.


Malgré cela, vivre du poisson reste un défi quotidien. La précarité touchant Jesmark l’amène à se tourner vers les autorités européennes. L’aide sociale apportée par le FEAMP (fonds européen pour les affaires maritimes et pour la pêche) consiste en une simple offre d’emploi : rejoindre les chalutiers industriels européens.


Cette scène illustre les conséquences de la mutation industrielle de la pêche. Elle décime les stocks et ruine l’économie locale. Les particularismes locaux s’effacent mais les rendements augmentent. « L’Europe pense à elle » avance Guillaume avant d’ajouter délibérément que « tous les aspects sociaux économiques n’ont pas réellement pris en compte la sécurité alimentaire des populations locales ».


La solution ? Le scientifique avance un modèle qui semble utopique et inatteignable « Le secret serait d’arrêter les pêches lointaines, de gérer nos ressources localement, de développer l’emploi avec des pêches artisanales qui seraient économes en énergie et qui sont moins destructrices de la biodiversité. Parce que le chalutier c’est une usine à détruire la biodiversité. »


Poissons comme pêcheurs seraient donc gagnants dans l’adoption d’un nouveau modèle économique et social durable. Faudrait-il encore que « toutes ces préoccupations qui sont dans les débats européens soient dans les accords de pêche ».